Mangeterre, Dolores Reyes

Je remercie Babelio et les éditions J’ai lu de m’avoir envoyé Mangeterre de Dolores Reyes en échange de mon avis.

Mangeterre possède un don hors du commun : quand elle ingère la terre que des femmes brutalisées ont foulée, elle peut entrevoir leur terrible sort. Très vite, des familles désespérées affluent de toutes parts pour lui demander son aide, qu’elle accepte de leur fournir, malgré la douleur provoquée par ses transes autant que par la souffrance qu’elle lit dans les yeux des parents. Dans un mélange ensorcelant de réalisme magique et de suspense, Mangeterre frappe de la première à la dernière page, porté par l’écriture lumineuse et brutale de Dolores Reyes. Une nouvelle manière d’évoquer le fléau des féminicides en Argentine.

J’AI LU (7 septembre 2022) – 256 pages – 7,90€
Traduction : Isabelle Gugnon

AVIS

La couverture colorée avec une jeune fille coincée dans une bouteille sur un tas de terre m’a tout de suite interpellée, tout comme le résumé mentionnant un don inhabituel. Un don qui oscille entre cauchemar et merveilleux, et qui va se révéler à notre protagoniste, jeune fille capable de voir le sort réservé aux disparus en ingérant un peu de la terre qu’ils ont foulée. Je dis disparus mais disparues serait plus juste, la plupart des évaporés étant des femmes.

Des femmes ayant subi la violence des hommes dans cette Argentine dont le portrait n’est pas flatteur, peut-être parce que nous suivons une jeune fille issue des quartiers populaires, déscolarisée et sans grande perspective d’avenir. J’ai regretté un manque de contextualisation et d’éléments culturels auxquels me raccrocher ne connaissant que peu l’Argentine. J’ai ainsi eu le sentiment que  le roman aurait pu se passer dans un autre pays d’Amérique du Sud, voire du monde…

Mais c’est aussi la force de Mangeterre, cette portée universelle qui pend aux tripes et permet de saisir toute l’horreur qui se cache derrière chaque disparition. Bien que l’autrice ne cherche pas à susciter le pathos, se contentant d’énoncer les choses les plus dures comme les plus triviales avec un naturel mêlant poésie et brutalité, on se surprend très vite à ressentir une vive compassion pour Mangeterre. Un surnom donné à notre narratrice dont la personnalité se noie inexorablement dans sa déroutante capacité, qui la lie autant à la terre nourricière qu’elle la coupe du commun des mortels.

De fil en aiguille, sa vie se retrouve rythmée par les soirées avec son frère et ses amis, les bières avalées pour étancher une soif plus psychologique que physiologique, et les demandes des familles pour retrouver une fille, une mère, une cousine… La jeune fille a parfois du mal à faire face à cet afflux de désespoir, chaque bouteille emplie de terre déposée devant sa porte étant synonyme d’une potentielle vision dévastatrice. On la rétribue pour ses services d’un genre particulier, mais chacune de ses visions lui coûte bien plus que ce que l’argent lui permet d’acheter.

Malgré les difficultés et un apparent immobilisme, lui faisant prendre la vie comme elle vient sans autre considération que le lendemain, Mangeterre avance, petit à petit, pour trouver sa voie dans une obscurité heureusement éclaircie par des touches d’espoir. Une fille retrouvée avant qu’il ne soit trop tard, une relation sœur/frère qui permet d’avancer dans l’adversité, une histoire d’amour, l’apprentissage de bonheurs simples que l’on savoure d’autant plus dans une société où la violence peut vite vous rattraper… Je ne me suis pas attachée à cette héroïne dont les sentiments les plus profonds ne sont pas réellement étayés ni dévoilés, mais j’ai été captivée par cette existence en suspens où mort et vie se rejoignent dans la terre.

Tout au long de ma lecture, j’ai également été frappée par la manière brute et symbolique à la fois dont l’autrice dénonce les féminicides, forçant chaque lecteur à faire face à l’indicible sans détourner le regard. Ainsi, quand Mangeterre voit, nous voyons avec elle ! Et nous ressentons tout, de la violence, à l’injustice, en passant par la peine et la vie qui s’écoule et rejoint une terre qui parle et qui a tellement à dire. Notre narratrice se fait son porte-parole et lui permet de souffler la vérité avant qu’elle ne finisse définitivement enterrée, emportant avec elle ses vils secrets, les coups donnés en toute impunité, les viols commis sous les rires, les blessures infligées sans aucun remord… En levant le voile sur les disparitions, bien qu’elle opte parfois pour un mensonge moins lourd à porter, Mangeterre offre aux familles la possibilité d’un deuil futur et aux victimes, une forme de justice.

Reste la question de vraie justice qui semble ici presque occultée, soit parce que le roman est trop court pour que la question soit abordée, soit parce que, comme en France, elle est loin d’être à la hauteur. Et puis, faudrait-il déjà que les forces de l’ordre prennent au sérieux les disparitions, ce qui ne semble pas vraiment être le cas ici. On comprend alors pourquoi autant de familles se tournent vers notre narratrice, dernier espoir avant leur désespoir… Mais n’est-ce pas là une responsabilité trop lourde à porter pour une jeune fille qui a elle-même perdu sa mère sous les coups d’un père violent et alcoolique, et une ancienne enseignante qui vient encore hanter ses rêves ?

Alors que ce roman n’entre pas vraiment dans mes habitudes de lecture, il a eu un effet hypnotique sur moi, un peu comme si Dolores Reyes m’avait envoûtée. La vulgarité de certains propos et la familiarité de la narratrice m’ont souvent gênée, bien que je reconnaisse que vu le contexte, elles soient fort à propos. Mais en parallèle, j’ai été captivée par l’atmosphère et ce réalisme magique qui nous permet de lire l’horreur tout en gardant notre esprit et notre coeur à l’abri des plus forts tourments. On ressent et on vit, mais on arrive à se protéger pour ne garder en soi que l’important, la force du message et l’implacabilité avec laquelle il est martelé. 

Entre paroles crues, scènes presque animales et poésie évocatrice d’une plume vive et incisive, un roman qui interpelle et qui met brillamment en lumière une violence endémique dont les femmes sont les principales victimes. Par son essence empreinte de réalisme magique, et son contexte culturel qui s’oublie derrière la portée universelle, Mangeterre fait partie de ses livres inclassables, mais inoubliables.

Je vous invite à lire l’avis du Du côté de chez Cyan qui semble avoir encore plus apprécié que moi le roman.

33 réflexions sur “Mangeterre, Dolores Reyes

  1. Un sujet lourd et douloureux. Je crois que ce roman a vertu d’exutoire car, comme tu le soulignes, les tribunaux sont incompétents ou n’ont pas assez de moyens.
    En France, je suis bien placée pour te dire qu’il y a une grosse pression pour faire taire les victimes alors…..
    Merci pour ton retour (même si je ne lirai pas, j’en vois assez dans mon activité quotidienne).
    Je te souhaite une excellente journée.

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  2. Ce livre me semble rejoindre ma lecture actuelle (Betty) dans le sens où il mêle violence et poésie. Le postulat de Mangeterre me fascine et ton avis me donne de le découvrir, mais je ne pense pas avoir dans l’immédiat le courage de faire de nouveau face à la brutalité de ce monde, je vais avoir besoin de souffler un peu 😉

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  3. On imagine pas tout ça derrière cette couverture aux couleurs chatoyantes, c’est peut-être pour ça que ça frappe d’autant plus. En revanche, c’est dommage de ne pas avoir pensé au lecteur hors Argentine mais peut-être que ça nous poussera à nous renseigner 😉

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  4. Alors clairement, sans ton avis je ne me serais pas arrêté sur le roman et je pense que cela aurait été une erreur.

    Ce que tu mentionnes concernant la brutalité de la plume de l’auteure me tente totalement. Je me note donc ce roman. Merci pour la découverte b

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    • Rien que pour ton commentaire, je suis ravie d’en avoir parlé, les blogs servant aussi à attirer l’attention sur des livres à côté desquels on serait passé…
      Avec plaisir pour la découverte. N’hésite pas à lire un extrait sur un site marchand pour te faire une idée du style. Je pense que c’est le genre à passer ou à casser.

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