La Dimension Heisenberg : Mémoires trouvés dans une pantoufle, Éric Lysøe

Couverture La Dimension Heisenberg

Qui peut se targuer d’être vraiment libre ?

Confrontés malgré nous à une situation historique particulière, nous subissons l’influence des autres et la pression de nos traumatismes. Nous résistons en vain à l’apparente dualité d’un monde qui nous impose de choisir un camp, et nos vies entrent si vivement en collision avec celles des autres que nous risquons à chaque instant de nous perdre.

La Dimension Heisenberg est une fiction historique sombre, qui s’ouvre sur la rencontre – bien réelle – entre Niels Bohr et Werner Heisenberg en septembre 1941. Ce roman mêle fantastique et science-fiction pour mettre en lumière les mécanismes élaborés par les individus dans l’espoir d’échapper à la violence.
Plongez dans un espace-temps inconnu organisé autour des recherches scientifiques nazies, un monde de faux-semblants où nul n’est ce qu’il prétend être. Une seule solution pour parvenir à se retrouver : laisser tomber les masques un à un et rassembler tout son courage pour briser ses chaînes.

Le Chant du Cygne – (13 janvier 2022) – 608 pages – 25€

AVIS

Je remercie Les Blablas de Tachan pour cette lecture commune qui m’a poussée à lire rapidement ce roman de 600 pages. Nos échanges m’auront permis de confirmer certaines impressions et de partager mon agacement pour un personnage qui ne peut laisser indifférent ! Comme toujours, cette expérience de lecture commune fut aussi enrichissante que plaisante.


Éric Lysöe frappe fort avec La dimension Heisenberg, un roman empruntant à plusieurs genres et mêlant avec brio fiction et réalité historique. Ainsi, si certains faits sont tirés d’épisodes peu glorieux de notre histoire, et certains personnages ont bel et bien existé, l’auteur nous propose ici une œuvre tout droit sortie de son imaginaire. Un imaginaire plutôt sombre, implacable et sans concession dont j’ai apprécié de découvrir les aspérités et les zones d’ombre.

Un monde peut en cacher un autre…

N’étant pas une grande lectrice de science-fiction pure, les parties les plus techniques, heureusement peu nombreuses, ne m’ont pas passionnée outre mesure. À l’inverse, j’aurais aimé avoir de plus amples détails sur certains aspects pratiques, comme le fonctionnement d’un train aux rouages qui m’ont semblé bien obscurs. Mais je reconnais que ce sont là d’infimes détails qui ne nuisent en rien au fabuleux travail d’ensemble réalisé par l’auteur. Et puis, de fil en aiguille, j’ai été captivée par toute la théorie autour du passage entre les deux mondes, d’autant que notre héros va apprendre à ses dépens qu’il ne vaut mieux pas se lancer à l’aventure sans y être préparé !

L’idée d’un monde derrière le monde n’est pas nouvelle en soi, mais j’ai apprécié la manière dont l’auteur l’introduit à travers un personnage banal, un majordome danois qui, autant pour plaire à une femme que par volonté de se lancer à l’aventure, va prendre une décision irréfléchie. Une décision le conduisant dans un espace-temps colonisé par les nazis qui profitent de cet endroit secret hors du temps pour mener à bien des expériences scientifiques dans le domaine militaire. Après tout, si l’argent est le nerf de la guerre, les armes restent encore le meilleur moyen de la remporter ! Mais l’armement n’est pas le seul domaine théorique et pratique sur lequel les nazis mènent des recherches dans le plus grand des secrets… Si l’auteur ne s’appesantit pas sur ce point, le peu que l’on découvre en cours d’intrigue suffit amplement à nous glacer le sang et à réaliser la perversité de certains.

Un monde violent auquel semble s’adapter un peu trop facilement un héros difficile à apprécier… 

Après des débuts au ton presque léger, l’auteur nous plonge rapidement dans une intrigue sombre où le viol, la torture, les humiliations, les exécutions, et la violence sont légion. À cet égard, j’ai particulièrement été marquée par une scène de chasse à l’homme où des êtres humains sont réduits à l’état d’animaux, puis traqués avant d’être achevés et privés d’une partie de leur anatomie devenue trésor de guerre. Cette déshumanisation de certaines personnes est une constante dans l’idéologie nazie, mais la voir mise en scène de cette manière ne peut manquer de susciter les plus vives émotions chez les lecteurs…

D’ailleurs, entre l’enthousiasme, l’agacement, l’effroi, le dégoût, la frustration, la curiosité, la colère… Cette lecture fut riche en émotions et m’a fait passer par différents états d’esprit. Après les premiers chapitres qui m’ont emballée par leur ton intime au charme suranné, et le mystère introduit avec brio par petites touches par l’auteur, j’ai parfois ressenti un certain ennui. Cela s’explique par l’impression que tout était trop facile pour notre majordome : en plus d’arriver en deux trois mouvements à se faire passer pour Rudy Schöndorf, le sous-officier et scientifique nazi dont il a pris l’apparence, il obtient l’aide de l’esclave sexuelle de ce dernier auquel il révèle la vérité. Pratique pour donner le change d’autant que l’esprit de Rudy étant à l’affût, Jakob a soudain des facilités pour comprendre les lois de la physique quantique.

Ce sentiment que tout était trop facile pour lui a quelque peu atténué la tension sous-jacente du roman malgré les nombreux efforts de l’auteur en ce sens. Je n’ai donc jamais ressenti la moindre crainte pour Jakob, même si une fois la dernière page tournée, j’ai réalisé tout l’intérêt de l’avoir doté d’une chance insolente. Autre point qui m’a un peu coupée de ma lecture et bien souvent agacée : la personnalité de Don Juan de bas étage de notre majordome qui semble vouloir compenser sa faible estime de lui par l’enchaînement de conquêtes. Mais attention, de conquêtes féminines, notre personnage ayant quelques tendances homophobes ! Bref, à chaque fois qu’un jupon passe, Jakob se sent pousser les ailes de l’amour ou du moins, du désir. Pas certaine qu’il sache faire la différence. Et que c’est pénible à lire…

Un personnage dont le comportement est dénoncé et l’évolution, bien amenée, source de questionnement… 

Mais, et c’est là tout le brio d’Éric Lysöe, ces deux points sont quelque peu tournés en dérision grâce à un héros aux allures d’anti-héros pleinement conscient de sa chance incroyable et de sa relation malsaine avec les femmes. J’ai ainsi eu l’impression de comportements problématiques dénoncés et condamnés. D’ailleurs, le type médiocre des débuts évolue, il ne devient jamais héros noble au grand cœur, mais il se découvre une certaine grandeur…

Lâche par facilité, comme beaucoup l’ont été durant la Seconde Guerre mondiale, Jakob va commencer à se perdre dans la violence de ce monde où le mal et la perversion deviennent la norme et la haine un moteur pour avancer. Puis, progressivement, il aura des soubresauts de conscience le conduisant à prendre une décision radicale sans retour possible, ce qui donne un nouveau souffle à ce personnage dont la médiocrité commençait à se doubler d’une bonne dose de cruauté. Car il y a parfois des situations où ne pas lutter contre revient à agir pour, Jakob va finir par se faire l’artisan de son propre destin au lieu de toujours subir et obéir !

La majordome m’a exaspérée au plus haut point, mais je reconnais le travail réalisé par l’auteur sur ce personnage ambivalent à la construction complexe et à l’évolution intéressante. Soumis à l’autorité de ses maîtres dans sa vie à Copenhague, dans cet espace-temps, il jouit d’une autorité et d’un pouvoir qui lui feront perdre la tête, d’autant que l’esprit pervers du sous-officier nazi semble se manifester parfois violemment à lui et lui imposer ses propres souvenirs. Si l’influence de ce dernier est réelle, l’auteur pose quand même la question de la responsabilité.

Les excès de violence de Jakob, sont-ils tous directement imputables à Rudy ou l’esprit de notre majordome contient-il sa propre part de noirceur ? Pour ma part, je n’ai pas pu m’empêcher de voir dans certains de ses actes, la revanche, même inconsciente, d’un majordome trop longtemps soumis aux ordres des autres, et bien trop content d’imposer sa propre loi et force. Et puis, il y a ses fêlures que l’on découvre petit à petit et qui apportent un éclairage nouveau sur certains de ses agissements… Si Jakob semble parfois se laisser contaminer par l’esprit de Rudy et un environnement vicié et poisseux, il tentera néanmoins de lutter contre les bouffées de violence et d’antisémitisme qui l’affectent. Des tentatives qui le rendent plus humain et touchant, et nous rappellent qu’être médiocre ne fait pas de quelqu’un un monstre, à moins qu’il ne le décide. 

Des thémathiques difficiles soulevées par une plume instaurant un sentiment de proximité…

Dans ce roman, l’auteur évoque des thématiques difficiles, de manière plutôt frontale, et suscite une réflexion sur des sujets variés : la soumission à l’autorité, le poids de l’environnement, la lâcheté individuelle conduisant à la violence collective, l’impact du passé et des souvenirs, l’ambivalence des individus, le genre et l’identité de genre que ce soit à travers des créatures qui m’ont complètement fascinée ou un personnage transgenre… Nous retrouvons également cette question importante de la mémoire, que ce soit avec le titre, le témoignage de notre majordome qui nous livre son aventure hors du commun ou encore, un savant Italien dont nous pouvons lire des extraits de ses mémoires. Un devoir de mémoire faisant peut-être écho à celui que nous devons à toutes les victimes du nazisme et de la lâcheté humaine.

Quant à plume de l’auteur, elle possède ce ton intimiste qui instaure d’emblée une certaine connivence entre les lecteurs et le protagoniste, même quand ce dernier peut se  révéler frustrant et agaçant. Certains passages m’ont un peu moins passionnée, mais force est de reconnaître que l’auteur nous offre ici un roman rythmé dans lequel tout le monde ou presque porte un masque ! Un panier de crabes dans lequel il convient d’évoluer avec prudence, méfiance et hélas, une certaine dose de violence pour espérer survivre et ne pas se laisser happer par la loi du plus vicieux. À moins de sauter dans l’inconnu et d’aller au contact de créatures qui offrent paradoxalement ce qui ressemble le plus à de l’humanité. Je préfère rester vague ayant adoré les découvrir par moi-même, mais j’ai trouvé leur nature, leur mode de fonctionnement et leur organisation sociale et sociétale absolument fascinants !

En conclusion, s’inspirant de faits réels et de personnages ayant existé, Éric Lysøe nous livre une oeuvre de fiction intense alternant entre horreur des uns et laideur des autres. Les amateurs de livres de science-fiction ne noyant pas les lecteurs sous la théorie apprécieront ce roman au rythme enlevé, qui ne cache rien de la violence humaine, la poussant dans ses extrêmes jusqu’à conduire un personnage à n’avoir d’autre choix que celui de se révéler à lui-même. Sombre, dur, et étrangement fascinant par les réflexions qu’il soulève et les thématiques qu’il aborde, La dimension Heisenberg est un roman qui devrait résonner en de nombreux lecteurs prêts à s’engager dans une lecture riche en violences psychologiques et physiques, faux-semblants et monstres à visage humain. Un roman offrant un voyage mouvementé dans un monde imaginaire où la science est dévoyée sur l’autel de la guerre et d’une inhumanité dont notre propre réalité a pu être témoin dans un passé pas si lointain.

Je remercie les éditions Le Chant du Cygne de m’avoir envoyé ce roman en échange de mon avis.

Retrouvez l’avis Des Blablas de Tachan

 

40 réflexions sur “La Dimension Heisenberg : Mémoires trouvés dans une pantoufle, Éric Lysøe

  1. Ce sombre roman semble, au vu de cette étayée chronique, ne pas t’avoir laissée indifférente et j’avoue que ça aiguise ma curiosité alors que le fond historique exploité ainsi que son genre littéraire ne sont pas forcément mon dada.
    D’autant plus que je trouve la ligne éditoriale de cette ME des plus cohérente et innovante. Je me le note dans un coin de ma tête juste au cas ou 😉

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    • Ravie d’avoir titillé ta curiosité alors que la période abordée ne t’attire pas outre mesure. Avec de telles thématiques de fond et un héros si agaçant, ce roman ne peut clairement pas laisser indifférent 🙂
      Oui, la ligne éditoriale de la ME est cohérente et intéressante en s’adressant à des lecteurs appréciant les ouvrages sombres qui ne sont pas forcément grand public, mais qui possèdent des atouts indéniables… Rien que pour cela, elle vaut qu’on la découvre 🙂

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  2. Belle chronique. Encore une aventure qui nous remonte dans le temps avec un sujet qui s’use un peu.
    A croire que notre histoire est bloquée par le nazisme. Probablement une sorte de honte dans la mémoire collective (les américains ont le Vietnam).
    Pas certaine de lire ce roman du coup.
    Merci pour ton retour. A bientôt

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  4. Bravo pour ta très belle chronique. Tu me disais avoir eu du mal à l’écrire, mais j’adore le résultat. Tu mets bien en exergue tous les points forts mais également les faiblesses du titre. Tu vas loin dans tes analyses et tu mets bien en relief les thématiques de l’histoire. J’admire le travail que tu as fourni ici !
    Quant au roman, tu le sais j’ai beaucoup aimé l’aventure, l’univers, le ton mais j’ai eu beaucoup de mal avec le héros et ça manquait encore un peu de noirceur et surtout de SF pour moi. J’ai été frustrée de voir cette dernière trop abandonnée. Mais j’ai aimé la surprise d’une histoire que je n’imaginais pas ainsi.
    Bref merci à toi et au Chant du cygne pour cette lecture !

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    • On va dire qu’elle a été travaillée et retravaillée un certain nombre de fois… Mais si le résultat est concluant, c’est que j’ai finalement réussi à faire le tri dans mes idées 🙂
      Le résumé était tellement vague que je ne m’attendais à rien de précis, du coup, j’ai également apprécié la surprise 🙂
      Vu ton appétence pour le genre, je ne suis pas surprise que le fait que le côté SF soit assez vite mis de côté t’ait déçue, mais pour moi qui lit le genre avec parcimonie; ce fut plutôt un point positif. Je ne suis pas certaine que j’aurais apprécié plus d’explications scientifiques. Par contre, j’aurais adoré que le peuple autochtone soit bien plus présent et mis en avant.
      Avec plaisir, ce fut de nouveau une chouette LC 🙂

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  5. Mouai… j’avais noté le titre après avoir lu la critique de Tachan mais finalement tu semble moins mesurée dans tes propos et ce que tu dis de l’horreur du récit me refroidit pas mal… Dommage car le thème et le sujet de départ me plaisent bien. Je vais me laisser le temps d’y penser.

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    • Tachan l’a trouvé moins sombre que moi, mais après on évoque quand même le nazisme, alors avec cette thématique, l’horreur est inévitable… Je pense qu’il vaut mieux le prendre en compte avant de se lancer. Mais il y a aussi une grande dimension psychologique, l’auteur nous plongeant dans l’esprit en ébullition d’un héros qui lutte contre les circonstances et ses propres démons.

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  6. Jakob n’inspire pas la sympathie d’après le portrait que tu en fais. Heureusement son évolution semble plus nuancer le tout.
    Malgré la violence que tu décris, ce livre a l’air vraiment prenant et passionnant. Cette maison d’édition a l’air de proposer des histoires troublantes et intriguante. Je le note aussi, merci!

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