L’île des esclaves, Marivaux #2023seraclassique

Couverture L'île des esclaves

Sans surprise, j’ai déjà dévié de ma PAL pour le Challenge 2023 sera classique avec L’île des esclaves de Marivaux, dans sa version audio.

Échoués à la suite d’un naufrage sur une île gouvernée par des esclaves fugitifs, une coquette et un petit-maître perdent la liberté tandis que leurs esclaves désormais affranchis deviennent maîtres -et leur font subir diverses épreuves : « Nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. »

Narrateurs : Bénédicte Charton, Marie Bouvier, Emmanuel Lemire, Sylvain Agaësse, Patrick Blandin

AVIS

Très rapide à écouter, cette pièce de théâtre m’a rappelé pourquoi j’appréciais tellement le théâtre classique quand j’étais adolescente : des réparties d’une incroyable justesse qui mêlent sens du beau en plus de l’à-propos. Les dialogues fusent, percutent, s’enchaînent avec une fluidité incroyable, interpellent, tout en faisant sourire. Tout est dit en peu de mots, mais quels mots ! Marivaux a le sens de la mise en scène, mais aussi celui de la critique sociétale. Ainsi, avec cette comédie de mœurs, il dénonce avec brio et met en éveille les esprits et les consciences, poussant les lecteurs et spectateurs à réfléchir notamment aux relations de pouvoir et de soumission, au rapport entre autorité et servitude, entre dominants et dominés.

Il le fait ici en utilisant un procédé qui a fait ses preuves comiques : inverser les rôles. Ici, les esclaves deviennent les maîtres et les maîtres deviennent esclaves. Si une telle inversion est possible, c’est que nos quatre personnages échouent sur une île dirigée par des esclaves affranchis qui ont décidé d’éduquer et sensibiliser les anciens maîtres en leur faisant vivre la condition de servitude qu’eux-mêmes ont dû subir des années durant. Après tout, n’est-on pas plus apte à comprendre ce que l’on a expérimenté soi-même ? 

Cléantis et Arlequin, qui ont subi moqueries, brimades et violences, sont donc ravis de participer à cette farce, bien plus par esprit de vengeance qu’une quelconque envie d’éduquer ceux qui les ont oppressés et asservis. Difficile de leur en vouloir ! Force est de constater que les deux s’en sortent très bien dans leur nouveau rôle, nous arrachant moult sourires. La scène où ils s’essaient au marivaudage comme des nobles est tout simplement hilarante et m’a rappelé, dans une certaine mesure, Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. On reconnaît ici fortement le style de l’auteur tout en beaux et en bons mots et en allusion, sans oublier son sens du dramatique amoureux poussé tellement loin qu’il en devient comique.

On s’amuse donc beaucoup de la situation, prenant plaisir dans cette inversion des rôles qui permet aux uns de réaliser la vilenie et l’injustice de leurs comportements passés, et aux autres de savourer une revanche bien méritée. Mais parce qu’Arlequin, derrière son côté trublion, possède, contrairement à son maître, un noble coeur, la farce change de ton, et c’est peut-être là, que mon enthousiasme a été un peu douché. J’ai, je le reconnais, été frustrée de voir les anciens maîtres s’en sortir à si bon compte ! J’aurais aimé que leur supplice dure bien plus longtemps, ceux-ci étant visiblement désemparés par la situation, sans être assez impactés à mon goût.

Mais, il faut dire que la pièce est courte et que Marivaux semble favoriser le rythme et la leçon d’humanisme au réalisme, donnant un caractère utopiste à sa conclusion. Alors oui, la morale est belle notamment sur la rédemption et la capacité de chacun à pardonner et la grandeur d’âme et noblesse de coeur à le faire, mais elle est teintée d’une confondante naïveté quant à la nature humaine et sa relation au pouvoir. J’ai ainsi eu du mal à imaginer qu’une fois tous rentrés à Athènes, nos maîtres ne retrouvent pas leurs vieux réflexes, mais comme cela ne nous est point conté, nous leur laisserons le bénéfice du doute…

Quant à l’interprétation des comédiens, elle est tout simplement savoureuse ! J’ai eu l’impression d’assister à une pièce de théâtre depuis le confort de mon intérieur. Les voix sont parfaitement en accord avec les personnages, le ton tour à tour moqueur, ému ou plaintif… Les comédiens donnent indéniablement vie aux personnages qu’ils interprètent, leur apportant un supplément d’âme et nous faisant ressentir à la perfection les différents états d’esprit qu’ils traversent et leur évolution.

En conclusion, dans L’île des esclaves, Marivaux, en inversant audacieusement les rôles entre esclaves et maîtres, offre une critique sociétale forte et non dénuée de pertinence sur l’esclavagisme. Il est juste dommage que sa pièce n’offre pas un espace de réflexion plus étoffé, se contenant d’effleurer un sujet important pour en tirer une morale humaniste manquant peut-être de réalisme.

Si vous êtes abonné à Audible, vous pouvez écouter gratuitement le livre sur le site.

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39 réflexions sur “L’île des esclaves, Marivaux #2023seraclassique

  1. La pièce date de 1725 et on est encore dans l’Ancien régime en France et pour plus de 50 ans encore. On ne peut pas attendre de critique plus révolutionnaire des rapports de forces humains, pour « mettre en éveil la conscience » de ses contemporains, de la part de quelqu’un qui dépend toujours de telles circonstances pour espérer que sa pièce soit jouée. L’auteur pouvait toujours rappeler à ses contemporains que les Romains déjà se livraient à un échange des situations maître-esclave pendant la fête des Saturnales mais ses idées révolutionnaires ne pouvaient être supportées par les « maîtres » de son temps et donc exprimées que « désamorcées » pour être autorisées. Quant à l’art des acteurs à notre époque… J’en suis charmée et admirative chaque jour dans les vidéos youtube qui nous montrent des extraits de tournages. Bon samedi!

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    • Je trouve la critique très bien et audacieuse pour l’époque et tellement bien mise en scène 🙂 Mais, indépendamment de l’époque, la pièce aurait mérité d’être allongée pour que l’évolution des personnages soit réaliste. Pour moi, c’est là où ça blesse vraiment, car c’est tellement rapide que ça rend la moral utopiste, voire très naïve. Or, je doute que l’auteur l’ait été…
      Après, il est possible qu’il ait voulu ménager les autorités et l’église catholique en offrant une morale très chrétienne ou que l’influence de valeurs, que l’on partage encore en France, ait fait son œuvre. Après tout, cette notion de pardon et de rédemption est encore au coeur de notre société, ce que je trouve très bien à condition qu’elle soit sincère.

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  2. J’ai lu cette pièce il y a très longtemps. J’étais également très portée sur les pièces de théâtre quand j’étais adolescente, ayant lu une grosse partie de Shakespeare, Molière, Corneille, Racine… Je n’en lis quasiment plus maintenant.

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  3. Merci pour cette excellente critique qui me donne envie d’écouter la pièce à mon tour ! Car oui, autant j’ai horreur de lire du théâtre, autant je me dis que je devrais peut-être essayer de l’écouter ! Merci pour l’idée ❤

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      • j’avais justement cette conversation tout à l’heure avec ma meilleure amie. je ne suis pas équipée pour lire les cd et cela m’ennuierait de dépenser de l’argent dans une plateforme de lecture de livres audio. mais j’imagine que oui pour le théatre ce doit etre un format agréable. passe un bon dimanche et à bientôt!

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  4. Pingback: 2023 sera classique ⋆ Délivrer Des Livres

  5. Je me souviens de cette pièce étudiée pour un cours de littérature comparée. Et donc, en la lisant en parallèle avec « La tempête » de Shakespeare et « Une tempête » d’Aimé Césaire, tu as un joli panel de thèmes : île/isolement/ maîtres/esclaves et j’en passe pas mal. 🙂

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